5

 

Les fugitifs filèrent à vive allure, passèrent les derniers quartiers habités, traversèrent la nécropole romaine en ruine, puis des champs. Des nuages de plus en plus nombreux voilaient un croissant de lune. Très vite, l’obscurité fut si dense que les torches suffisaient à peine pour éclairer la route, les forçant à avancer au pas et de front. Azilis chevauchait entre les deux hommes.

Elle sentit l’odeur de la pluie bien avant qu’une première goutte ne s’écrasât sur sa joue. Il y eut un grondement au loin, la lueur d’un éclair. Aneurin jura en breton.

— L’orage vient vers nous, remarqua Kian, la pluie va éteindre nos torches, nous devrons trouver un abri. Il y a un relais près d’ici ?

— Pas si proche de Condate, grogna Aneurin. Nous n’avons pas parcouru plus de quatre milles, or il n’y a des relais que tous les six ou huit milles. Il faudrait presser l’allure.

— Comment veux-tu ? demanda Azilis. Je te distingue à peine à côté de moi.

De nouveau, le grondement sourd du tonnerre retentit, plus près. L’air vibra autour d’eux. Un grand souffle de vent les enveloppa. Lug hennit, fit un brusque écart. Les deux autres chevaux piétinèrent en soufflant, refusant d’avancer davantage. De grosses gouttes chaudes commencèrent à tomber qui explosaient sur le gravier[42] de la voie. Azilis leva le nez. Dans le ciel sombre s’avançait vers eux un immense nuage noir, poussé par le vent.

Sous l’effet d’une violente bourrasque, les arbres qui bordaient la voie plièrent en gémissant. Puis le ciel s’illumina brutalement au-dessus de leurs têtes et le tonnerre explosa dans un claquement terrible qui se répercuta longtemps à travers l’espace. Lug se cabra avec un hennissement de terreur et faillit désarçonner son cavalier. Aussitôt après, un torrent de pluie glacée s’abattit sur eux, les trempant en un instant.

— Sous les arbres, vite ! cria Kian.

— Regardez ! Un village ! s’exclama Azilis.

Le temps d’un éclair, le ciel blanc avait révélé le flanc d’une colline, et un groupe de maisons de bois.

— N’y pensons pas ! répliqua Aneurin. J’ai déjà pris cette route quand je suis venu de Bretagne. C’est un village barbare. Peut-être les familles des miliciens qui nous cherchent.

Il saisit la bride de Luna et la tira en bordure de la voie.

Ils mirent pied à terre puis traînèrent les chevaux à couvert sous de petits chênes. Ils tentaient de les attacher lorsqu’un éclair déchira la nuit, suivi presque aussitôt d’un claquement assourdissant. Azilis poussa un hurlement de frayeur qu’étouffèrent les hennissements des chevaux.

La foudre n’avait pas frappé loin…

 

* * *

 

Ils attendirent, silencieux, debout dans la pénombre, sous l’abri précaire des branches secouées par le vent. Épuisée, trempée, glacée de la tête aux pieds, Azilis se sentait terriblement seule. Elle se souvint d’un autre orage, un an plus tôt, qui les avait surpris pendant une promenade, Kian et elle. Il l’avait protégée sous une couverture et elle cachait son visage contre lui quand la foudre tombait trop près. Maintenant il lui tournait le dos et elle le devinait plus loin d’elle que s’il avait été à des milles de là. Au loin, un chien jappait lugubrement. Comme s’il avait conscience de son désarroi, Aneurin la prit par les épaules et la serra contre lui.

— C’est presque terminé, courage petite cousine !

Elle se détendit un peu et patienta, les yeux fermés, jusqu’à ce qu’éclairs et coups de tonnerre s’espacent puis disparaissent dans le lointain.

L’air embaumait la terre mouillée lorsqu’ils remontèrent sur la voie, glissant et titubant dans l’eau boueuse qui emplissait le fossé. La pluie se réduisait à de fines gouttes qui les gênaient à peine tant ils étaient mouillés. Dans une mare, une grenouille lança un premier coassement, bientôt repris par une autre, puis par des dizaines d’autres qui emplirent la nuit de leur chant syncopé.

— Je suis épuisée, il faut trouver un abri, gémit Azilis.

— Alors avançons, répondit Aneurin. Prions pour que le prochain relais soit encore debout, et pour que personne ne nous y attende.

La suite lui sembla interminable. Ses vêtements froids et humides lui collaient à la peau, la fatigue lui fermait les paupières, contractait ses muscles. La lune réapparut, éclairant la route, à peine écorchée par des filaments de nuages sombres. De la terre gorgée d’eau s’élevait une brume blanche qui donnait à la nuit un aspect irréel.

Un bâtiment se dessina enfin au bord de la voie, fantomatique, entouré de quelques dépendances. À leur grand soulagement, il n’avait rien d’une ruine. Un chien aboya à l’intérieur. Kian tambourina contre la porte close, et un volet grinça à l’étage.

— Arrêtez ce raffut ! Vous allez réveiller tout le monde !

— Nous avons été surpris par l’orage, lança Aneurin. Peux-tu nous accueillir pour la fin de la nuit ?

— Vous avez de quoi payer ?

— Nous paierons dès que tu ouvriras.

Un instant plus tard, les volets d’une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvraient et la lumière d’une lampe à huile apparut. Des barreaux obstruaient la fenêtre. Le tenancier se tenait derrière.

— Montrez-moi l’argent !

— Allez, Ninian, montre-lui, dit Aneurin en s’adressant à Azilis.

Elle descendit de cheval, fouilla la bourse accrochée à sa ceinture, mit quelques pièces dans sa paume et passa la main entre les barreaux. L’homme se saisit de l’argent, l’examina puis referma le volet.

— S’il garde l’argent sans nous ouvrir, gronda Kian, je mets le feu au relais.

— Ah oui ? Comment ? interrogea Aneurin, pragmatique.

Mais la porte s’ouvrit et le tenancier apparut, seulement vêtu de ses braies.

— L’écurie est derrière, sur la gauche, dit-il. Occupez-vous de vos chevaux pendant que je rallume le feu.

L'épée de la liberté
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